вторник, 21 октября 2025 г.

21,10,2025

 

  





  









  


  



 7
Vue de haut

Les testicules de Félix flottant dans le bocal semblent l’hypnotiser.

D’où vient cette fascination des mâles pour ces deux petites boules beiges ? Il les observe comme si c’étaient des poissons, à cette différence près qu’elles ne nagent pas, mais tournoient lentement sur elles-mêmes sous l’effet de la chaleur du radiateur proche.

Depuis son opération, Félix n’arrête pas de manger. Il grossit. Son regard est vide et j’ai l’impression qu’il a atteint un degré supplémentaire de désintérêt pour le monde qui l’entoure.

Moi, au contraire, je suis de plus en plus intriguée par les événements récents et je guette depuis l’extrémité de la rambarde ce qui se passe dans la maison voisine et dans le bâtiment avec drapeau d’en face. Je ne discerne rien de spécial, si ce n’est une toile d’araignée dans un coin de la balustrade qui me donne envie de tenter une nouvelle fois d’établir un dialogue inter-espèces.

Je m’approche de l’individu arachnide de couleur brune et de taille moyenne équipé de huit pattes et de huit yeux. Je tente une approche douce, je me concentre puis ronronne : Bonjour, araignée. Comme l’individu se replie dans un coin, je sors les griffes et déchire la toile où se débattait un moucheron qui ne me dit même pas merci.

Je crois que tous les actes que nous effectuons entraînent forcément la satisfaction des uns et la contrariété des autres. Vivre et agir c’est forcément déranger les ordres établis. L’araignée a des spasmes de colère qui la font danser sur le dernier débris flottant au vent de sa toile. Je la sens encore moins motivée par un possible dialogue, mais je ne veux pas renoncer. Je m’approche plus près d’elle, m’apprêtant à la toucher, lorsque soudain un miaulement agressif attire mon attention.

Je reconnais cette voix.

Je me penche un peu plus sur la droite, au risque de chuter, et repère au loin Pythagore juché dans les branches hautes d’un marronnier. Il y est coincé : un gros chien aboie furieusement au pied de l’arbre.

Le siamois crache et fait le dos rond, mais que peut un vieux chat maigre contre un molosse qui fait quatre fois sa taille ?

Je perçois chez mon congénère une onde de panique.

Pas de doute, il n’y a que moi qui puisse le sauver.

Mon premier contact avec les chiens a eu lieu dans l’animalerie où j’ai passé mon enfance. En entendant les chiots aboyer, j’avais demandé à ma mère pourquoi ces animaux produisaient autant de nuisances sonores. « Parce qu’ils ont peur de ne pas être adoptés par les humains », m’avait-elle expliqué. Cela m’avait semblé saugrenu. Peur de ne pas être pris par les humains ! Ils avaient donc si peu de dignité ? Ils étaient si peu capables d’apprécier la solitude et la liberté qu’ils avaient à ce point besoin d’humains pour s’occuper d’eux ?

Ma mère m’avait ainsi expliqué que nous étions les maîtres des humains, et que les humains étaient les maîtres des chiens.

Mais de qui les chiens étaient-ils les maîtres ? Elle m’avait répondu : « Des puces qu’ils ont sur le dos car ils oublient de se lécher pour se nettoyer. »

Par la suite, j’avais découvert en me promenant aux alentours de la maison que les chiens sont tellement primitifs qu’ils déposent leurs déjections dans la rue, directement au milieu du trottoir, sans même les enterrer ! Ils n’ont pas le moindre rudiment de pudeur ou d’hygiène.

Mais pour l’instant, l’urgence est de faire fuir ce spécimen canin qui terrorise mon voisin. Il faut que j’improvise rapidement une stratégie qui compensera mon infériorité de carrure.

Je descends au rez-de-chaussée et sors dans la rue par la chatière. Je trotte pour rejoindre le lieu du drame. Dans un premier temps, pour faire diversion, je miaule et crache en faisant le dos rond.

Le chien se retourne et j’adopte aussitôt une posture de combat. Regard fixe, pupilles contractées, moustaches en avant, babines retroussées, poils des épaules hérissés, arrière-train relevé pour être prête à bondir, queue en position basse pour gagner en aérodynamisme.

Je lis l’hésitation dans le regard du chien. Pour l’aider à faire son choix, je saute sur le toit de la voiture la plus proche pour le dominer. Je le fixe de manière encore plus provocante en miaulant.

Même pas peur.

Puis je mime des coups de griffes dans l’air et ajoute :

Viens te battre, chien.

Le molosse se décide enfin à me poursuivre.

Même si je suis svelte, souple et rapide, je galope rarement dans la rue et je dois reconnaître que mon poursuivant est naturellement doté d’une puissance musculaire supérieure. Je cavale sur les pavés mais le chien gagne du terrain.

Quels sont ces humains inconscients qui le laissent dans la rue comme ça, sans laisse ni surveillance ?

J’analyse très vite la situation et en conclus qu’il faut que je mise sur mes spécificités. Je maîtrise mieux les changements brusques de direction car j’ai la possibilité de rétracter mes griffes, contrairement aux chiens. J’ai forcément plus d’adhérence dans les virages. Je bifurque donc vers une rue recouverte d’asphalte et je zigzague entre les roues des voitures à l’arrêt.

Le chien est toujours derrière moi à aboyer, me signalant ainsi sa position sans que j’aie besoin de me retourner.

Je m’applique dans le dessin de ma trajectoire. Parfois je sors un peu plus d’entre les roues pour faire quelques pas dans la zone où les voitures roulent vite. Mon poursuivant ne sait plus où galoper pour m’attraper sans se faire lui-même accrocher. Plusieurs fois des véhicules le frôlent de près, et il finit par être bousculé par un scooter. Il s’arrête, grogne puis renonce.

Je me retourne et lui miaule de loin :

Hé, le chien ! Tu es déjà fatigué ?

Et puis je rentre tranquillement en trottant tout en essayant de voir si d’autres chats m’ont admirée pendant cette course. Au cas où, je dodeline fièrement de la tête. Même si j’ai toujours eu le triomphe modeste, j’espère bien que l’incident sera relayé par des témoins quelconques.

Je ne pense pas que les rapports entre chats et chiens puissent être modifiés en profondeur par cette brève rencontre, mais je me dis que j’ai quand même rappelé à ce chien que ce n’est pas un hasard si les humains nous obéissent.

À mon retour Pythagore a disparu, sans le moindre signe de reconnaissance à mon égard. Je rejoins ma maison, frustrée. Je ne me donne même pas la peine de répondre à Félix quand il me demande où j’étais passée.


Ce n’est qu’à la nuit tombée, alors que nos servantes sont endormies, que j’entends un appel provenant de la maison voisine. Je me fais un peu attendre, évidemment, avant de consentir à sortir le bout du museau.

Pythagore est là, à l’extrémité de la rambarde du balcon voisin.

Je me place en face de lui sur mon balcon et nous nous toisons.

Je le trouve très distingué avec ses grands yeux bleus et son port de tête.

Il miaule :

— Viens.

Je ne me le fais pas dire deux fois. Comme je ne veux pas risquer de rater mon saut jusqu’à sa maison, je descends, sors par la chatière puis le rejoins chez lui en passant par sa propre chatière.

Il m’accueille sur le seuil et, comme sa servante dort, me propose de m’installer face au feu de cheminée dont les braises sont encore rougeoyantes. Les lueurs orange se reflètent dans ses yeux.

— Merci de m’avoir secouru. Je regrette de t’avoir mal accueillie la dernière fois, mais je m’en voulais de t’avoir donné trop d’informations d’un coup. C’est mon défaut, j’ai tendance parfois à étaler mes découvertes pour impressionner mon interlocuteur, a fortiori si c’est une femelle, même si je ne le connais pas bien. Ensuite je m’en veux de ne pas avoir su être plus circonspect.

— Tu m’as appris beaucoup de choses et je t’en remercie.

— J’aurais dû avoir plus d’égards envers toi.

— Tu es en couple. Je comprends que tu te méfies d’une femelle étrangère, fût-elle ta voisine.

— Non, je n’ai pas de femelle.

— J’ai vu celle qui vit dans ta chambre.

— Mais il n’y a pas d’autre chat que moi dans cette maison !

— Et elle, là-haut, c’est qui ?

Pour en avoir le cœur net, je file à l’étage. Il me suit. La chatte noir et blanc est toujours là. Elle est même accompagnée d’un autre chat, un siamois assez semblable à Pythagore.

— Ceci est un « miroir », m’explique-t-il. C’est un objet humain qui permet de refléter ce qu’il y a en face. Cette chatte que tu vois, c’est toi, et le chat à côté, c’est moi.

Je m’approche. C’est la première fois que je me vois car chez moi il n’y a pas de « miroir ».

Je m’examine dans les moindres détails. L’autre moi, en face, reproduit exactement les mêmes gestes que les miens.

— Alors ce serait cela… « moi » ?

Je trouve cette chatte soudain moins vulgaire. Je l’avais peut-être jugée un peu vite. Elle a beaucoup de distinction. Elle est même charmante. Je la scrute en détail.

Je suis encore plus ravissante que je ne le pensais.

Je suis fascinée par ma propre image. Dire que si je n’étais pas venue ici j’aurais pu vivre une existence entière sans savoir à quoi je ressemble, ni comment les autres me voient vraiment.

Quelle révélation.

Pythagore, qui semble très à l’aise avec son reflet, pose une patte sur le miroir. Je l’imite.

— Pour quelqu’un qui a l’ambition de communiquer avec tous les êtres qui l’entourent, tu devrais commencer par te connaître toi-même.

— Comment sais-tu ce qu’est un miroir ?

— Mon Troisième Œil me l’a dit.

— Et comment se fait-il que tu sois doté de ce Troisième Œil ? Pourquoi moi je n’en ai pas ?

— J’ai un secret. Viens, sortons !

Nous trottons côte à côte dans les rues avoisinantes. Elles sont encore un peu fréquentées à cette heure de la nuit. Bien qu’il ait emménagé récemment, Pythagore semble parfaitement connaître le quartier et il me guide dans plusieurs ruelles éclairées par des réverbères jusqu’à une place où beaucoup d’humains sont assis. Au centre, une immense bâtisse blanche dont les murs sont plus hauts que les arbres, surmontée par ce qui ressemble à des poires. Pythagore me désigne un passage sous une grille qui permet d’accéder à un soupirail. Nous rejoignons ainsi une salle haute et large avec de magnifiques vitraux, des peintures et des sculptures.

— Es-tu déjà venue ici ? questionne-t-il.

— Non, dis-je, impressionnée.

Il me guide vers un escalier en colimaçon dans lequel nous nous engageons. C’est long et fatigant, mais nous finissons par aboutir à un point très élevé d’où l’on bénéficie d’un panorama extraordinaire sur la ville.

J’ose un regard vers le bas et constate qu’une chute me serait fatale. Cette tour est plus haute que plusieurs arbres mis les uns sur les autres.

Le vent, à cette hauteur, ébouriffe ma fourrure et fait des vagues dans le poil gris de mon congénère. Même mes moustaches ploient sous les bourrasques, ce qui est une sensation très désagréable.

— J’aime les points de vue élevés.

— C’est pour cela que tu étais en haut de l’arbre quand le chien t’a menacé ?

— Je me place toujours en hauteur. Or nous avons les griffes faites pour monter et non pour descendre, ce qui nous oblige à sauter… Mais comment le faire quand un berger allemand vous attend, grognant, en bas ?

J’observe le paysage autour de nous. Partout ça scintille de petites lumières jaunes immobiles, et d’autres blanches ou rouges, qui bougent, celles-là.

– Ça, c’est « leur » ville, dit-il. La ville des humains.

— Je me suis rarement éloignée de ma maison. Je ne connais que ma cour, la rue en face et quelques toits avoisinants.

— Les humains construisent ces maisons par milliers. Les unes près des autres. À perte de vue. Cette ville-ci se nomme « Paris ».

— Paris, je répète.

— Cette colline, c’est le quartier Montmartre, et là où nous sommes maintenant c’est un de leurs monuments religieux : la basilique du Sacré-Cœur.

— Tu sais tout cela grâce à ton Troisième Œil ?

Il ne répond pas à ma question. Je regarde l’immense panorama qui s’offre à nous. Je ne comprends pas tout ce que me dit Pythagore mais peut-être qu’à force de l’écouter, je vais naturellement finir par faire des recoupements qui me permettront de mieux saisir le sens de ses phrases.

Le vent redouble et nous déstabilise, je change d’appui.

— Je veux apprendre tout ce que tu sais.

— Les humains ont d’autres villes comme celle-ci, dispersées sur un grand territoire de plaines, de champs et de forêts qui forment un pays qu’ils appellent la France, lui-même situé sur une sorte d’énorme ballon, une planète, qui se nomme la Terre.

— Ce que je veux savoir c’est pourquoi j’existe, pourquoi je suis comme ça, et ce que je dois faire sur la Terre.

— Je viens de te parler de géographie, mais peut-être t’intéresses-tu davantage à l’histoire.

Il inspire profondément, se lèche la patte droite, la passe derrière son oreille, puis relève la tête.

— Eh bien cela sera ma leçon d’histoire numéro 1. Tout a commencé il y a 4,5 milliards d’années, lorsque la Terre est née.

Je n’ose demander ce qu’est un milliard, mais je pense que cela doit être un nombre plus grand que tout ce que je connais. Alors que nous regardons le ciel parsemé de lueurs, une étoile filante passe, fendant le ciel de gauche à droite.

— Au début il n’y avait que de l’eau.

— Je n’aurais pas aimé vivre à cette époque. Je déteste l’eau.

— Pourtant c’est de l’eau que tout est venu. La vie est apparue sous forme de petites algues qui se sont transformées en poissons. Un jour, l’un d’entre eux en est sorti pour ramper sur le sol ferme.

Je ne pose pas de questions pour ne pas le couper dans le fil de son récit. Mais quand il parle de poisson, est-ce qu’il veut dire un animal comme… Poséidon ?

— Ce premier poisson est parvenu à survivre et à se reproduire. Ses descendants se sont transformés en lézards, qui se sont mis à grossir et à devenir de plus en plus grands. On les a appelés « dinosaures ».

— Les dinosaures étaient grands comment ?

— Certains étaient aussi hauts que cette tour où nous nous trouvons actuellement. Et ils étaient féroces. Leurs dents et leurs griffes étaient énormes. Tous les autres animaux avaient peur d’eux. Ils sont devenus de plus en plus intelligents et sociaux.

Pythagore fait une pause, inspire, se lèche les babines.

— Et puis il y a eu ce rocher venu du ciel qui a changé l’atmosphère et la température. Les dinosaures sont tous morts. N’ont survécu que les petits lézards et les mammifères.

— C’est quoi, des mammifères ?

— Ce sont les premiers animaux avec du sang chaud, des poils, et des pis capables de fournir du lait. Nous, en somme. Il y a 7 millions d’années sont apparus les premiers ancêtres des hommes et les premiers ancêtres des chats. Il y a 3 millions d’années, les ancêtres des hommes se sont divisés en petits et grands. Et les ancêtres des chats se sont eux aussi divisés en petits et grands.

— Tu veux dire qu’avant il y avait des grands chats ?

— Oui, ils existent toujours d’ailleurs. Les humains les nomment des lions. Mais ils ne sont plus très nombreux.

— Ils sont grands comment ?

— Au moins dix fois plus grands que toi, Bastet.

J’essaye d’imaginer un chat d’une taille aussi phénoménale.

— Mais l’évolution a avantagé les plus petits, plus intelligents. La branche des petits hommes et celle des petits chats ont ensuite évolué en parallèle jusqu’à il y a dix mille ans. À cette époque, les humains découvrent l’agriculture : l’art de réunir des plantes pour les récolter. Ils se mettent à stocker des réserves de céréales mais cela attire les souris qui à leur tour font venir…

— Nos ancêtres ?

— Quand les humains se sont aperçus que les chats leur permettaient de garder la nourriture intacte, ils les ont considérés avec plus d’égard.

— Nous leur sommes donc devenus indispensables… Et ils ont alors accepté de nous obéir, n’est-ce pas ?

— Par la force des choses, humains et chats, à cette époque, s’entendaient bien.

— Donc les chats se sont volontairement rapprochés des hommes, si je comprends bien ?

— Nous les avons choisis, nous les avons aidés à mieux vivre, et ensuite ce sont eux qui ont décidé de nous loger et de nous nourrir. On a retrouvé sur l’île de Chypre une tombe vieille de sept mille cinq cents ans, dans laquelle un squelette d’homme reposait à côté de celui d’un chat.

— C’est quoi une tombe ?

— Une fois qu’ils sont morts, au lieu de laisser les autres animaux les manger, voire de les manger eux-mêmes, les humains mettent les cadavres de leurs congénères sous terre.

— Et ce sont les vers qui les mangent ?

— C’est ainsi qu’ils se traitent entre eux. Et la présence de ce chat dans cette tombe signifie…

— … qu’ils nous considéraient comme importants.

— Tu en sais assez pour aujourd’hui, Bastet. La prochaine fois je te raconterai la suite de l’histoire commune des chats et des humains.

— Quand ?

— Si tu veux, Bastet, nous pourrons nous retrouver de temps en temps et je t’apprendrai ce que je sais du monde des humains. Tu comprendras peut-être qu’avant d’essayer de dialoguer avec eux en mode réception/émission, nous pouvons commencer par assimiler leurs connaissances en simple mode réception. Car celles-ci sont vraiment très surprenantes pour une chatte (il a pensé « ignorante »)… qui n’a pas de Troisième Œil.

Et, alors que la lune commence à se dévoiler lentement derrière les nuages, il propose que nous miaulions ensemble à gorge déployée. Cela me plaît. Dans cette vibration sonore qui sort de ma bouche et résonne dans tous mes os, je sens une émotion intense et inconnue, comme si l’union de nos deux voix m’apportait la plénitude.

Le vent souffle dans ma fourrure et dans mes moustaches. Mon poil ondule par vagues.

Je me sens bien et nous restons longtemps à miauler jusqu’à ce que, épuisée, je me contente de ronronner de plaisir en observant Paris dont, doucement, s’éteignent les petites lueurs.

Évidemment, j’aimerais que Pythagore m’explique quel est le secret de ce Troisième Œil qui lui permet d’avoir autant d’informations précises, mais je sais qu’il ne sert à rien d’insister. Je me remémore tout ce qu’il m’a enseigné aujourd’hui. Grâce à lui, je suis une chatte qui comprend mieux ce qui se passe autour d’elle, une chatte qui connaît l’histoire de ses ancêtres. Je m’aperçois que plus j’apprends, plus je peux intégrer facilement des informations nouvelles. Et j’aime ça.

Nous redescendons la tour de la basilique et avançons dans les rues de la colline de Montmartre.

Je trouve mon compagnon gracieux.

— Et la guerre que se font les hommes, où en est-elle selon tes sources ? je demande, pour rompre le silence qui s’est installé.

— C’est de pire en pire. Ce qui est arrivé à l’école maternelle n’est pas un phénomène isolé. Loin de là. Chaque jour, le terrorisme se manifeste sous d’autres formes. Il est important pour toi et moi de nous tenir tout le temps au courant de l’évolution de cette fièvre d’autodestruction de nos voisins humains.

Je me lèche distraitement une épaule.

— Ce ne sont que des hommes qui se tuent entre eux, cela ne nous concerne pas.

Il secoue la tête :

— Détrompe-toi. Nos destins sont toujours liés. Nous dépendons d’eux et il y a réellement un risque que les humains disparaissent, comme jadis les dinosaures.

— Je me sens parfaitement prête à vivre sans eux.

— Cela va nous obliger à accomplir des actes que nous n’avons jamais accomplis jusque-là.

— Eh bien, nous évoluerons.

Il me touche avec sa patte pour me forcer à m’arrêter et me fixe.

— Ce n’est pas si simple, Bastet. La guerre qui se répand progressivement est préoccupante même pour les chats.

Je remarque que Pythagore a prononcé plusieurs fois mon nom. Peut-être que, désormais, je suis importante pour lui. Je suis persuadée qu’il commence à comprendre que moi aussi je suis spéciale.

Je marche fièrement à côté de lui, la queue dressée. Loin de m’inquiéter, toute cette connaissance nouvelle, d’une certaine manière, me rassure. Maintenant je sais beaucoup mieux qui je suis, de quoi j’ai l’air, où je vis, et ce qui se passe autour de nous.

Être instruite me semble le plus grand des privilèges et je plains ceux qui vivent dans l’ignorance.



четверг, 16 октября 2025 г.

16,10

 https://enseigner.tv5monde.com/fiches-pedagogiques-fle/la-nouvelle-marianne


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6
Chez « lui »

Chaque jour, il se passe quelque chose dans le monde. Et chaque jour j’ai l’impression que je dois être attentive à ce que cela peut m’apporter de positif ou de négatif.

Après l’attaque de l’école, l’arrivée de la télévision, la dégustation des larmes de Nathalie, la rencontre avec Pythagore et l’arrivée de Félix, je pensais que j’avais eu mon lot d’événements extraordinaires pour la semaine. L’histoire, pourtant, a continué de s’accélérer. Peut-être l’Univers, suite à la décision que j’ai prise de communiquer avec lui, me répond-il en m’envoyant des signes ?

Aujourd’hui, je me lève dans l’après-midi et rejoins le balcon. Un oiseau, du genre moineau, vient gazouiller près de moi. C’est un chant assez mélodieux avec des trémolos aux vibrations subtiles.

Je me dis que ce volatile souhaite peut-être communiquer et qu’ensemble, représentants les plus audacieux de nos espèces respectives, nous allons enfin réussir là où j’ai échoué avec les souris, les humains et les poissons.

Je marche dans sa direction, en équilibre sur la rambarde. Le moineau me laisse approcher en me regardant alternativement de son œil droit et de son œil gauche (il a les yeux sur les côtés et ne peut donc rien fixer de face).

Je ronronne un Bonjour, moineau.

Il ne bouge pas et répond en gazouillant une mélodie encore plus harmonieuse.

Est-ce possible qu’il ait compris et me réponde ? Je continue d’approcher.

À ma grande surprise, il recule en sautillant sur ses petites pattes. J’avance donc un peu plus.

Pouvons-nous dialoguer ensemble ?

Il ne répond pas et se place à l’extrémité de l’angle du balcon. Je sais que je vais bientôt arriver dans une zone où je risque de tomber. Normalement je sais me rattraper, mais à cette hauteur ce n’est pas garanti et nous, les chats, avons les os fins donc fragiles.

Il recule encore un peu et émet un long gazouillis complexe bien modulé : on dirait une invitation.

Une question pointe tout à coup dans mon crâne : ce moineau ne serait-il pas en train de profiter de ma volonté de dialogue inter-espèces pour me tendre un traquenard ? Plus je l’écoute gazouiller plus j’en viens à la conclusion qu’il se fiche ouvertement de moi.

Alors que j’approche de la zone dangereuse, il s’envole d’un coup, me laissant en équilibre instable sur le bord du balcon. Pas de doute, cette sale bestiole a voulu profiter de mon goût pour la communication pour essayer de me faire choir. Je me récupère de justesse (même pas peur, même pas mal) et, de là, je me force à penser à autre chose pour ne pas laisser la colère monter.

Je scrute le balcon de la maison de Pythagore. Comme cet endroit me semble intrigant !

Soudain, en contrebas, la porte d’entrée s’ouvre et une femelle humaine à poils blancs en sort, effectue quelques pas dans la rue et vient sonner chez moi.

J’entends ma servante accourir dans le hall et l’accueillir. Les deux femelles humaines se parlent dans leur langage incompréhensible. J’ai à peine le temps de descendre de mon promontoire et de foncer au rez-de-chaussée pour venir trotter dans leurs jambes que, déjà, Nathalie a enfilé son manteau et qu’elles sortent. Les deux femelles franchissent la petite distance qui sépare leurs deux maisons. Je les suis dans la rue. Il y a encore plus de fleurs, de bougies et de photos qu’hier devant l’école maternelle.

Je me faufile entre leurs pattes et nous entrons dans « sa » maison. Je perçois des odeurs exotiques au milieu d’un décor singulier.

Les deux humaines s’assoient dans des fauteuils et celle aux poils blancs propose à ma servante de l’eau chaude tintée de jaune (j’ai humé, ce n’est pas de l’urine) dans des petits récipients. Pendant ce temps, j’analyse notre hôtesse — ma servante l’appelle « Sophie ». C’est une vieille humaine toute ridée, mais ses yeux marron sont vifs et mobiles. Il émane d’elle un parfum de rose. Elle appelle : « Pythagore ! » Et comme il ne se montre pas, elle part le chercher, puis une fois revenue au salon le dépose face à moi.

L’espoir renaît. Peut-être que nos servantes souhaitent que nous ayons une relation sentimentale approfondie entre chats voisins ?

Nous nous reniflons mutuellement, faisons semblant de nous rencontrer pour la première fois et, alors que je m’apprête à entamer la conversation, il déguerpit. Je le suis dans sa cuisine et le provoque en mangeant dans sa gamelle (moi, il ne faut pas me chercher, je suis comme ça), mais il ne daigne pas m’empêcher de le faire, ni même me regarder.

Même si ses croquettes sont moins bonnes que les miennes, je fais semblant de m’en délecter, puis je vais pisser dans sa litière. Cette fois encore, il ne fait rien pour m’empêcher d’agir. Au contraire, il disparaît comme s’il n’avait même pas vu que j’étais là. Je pars à sa recherche et, dans une des pièces à l’étage, je tombe sur une congénère cachée derrière la porte vitrée d’un meuble. C’est une chatte avec une fourrure similaire à la mienne.

Une femelle de mon âge qui plus est.

Je comprends tout à coup pourquoi Pythagore ne s’intéresse pas à moi : il a déjà sa propre femelle à la maison.

Je m’approche. De près, je distingue clairement qu’elle a un petit cœur noir posé sur le museau et des yeux verts. Même si elle a la même couleur de fourrure que moi, tout dans sa dégaine me repousse. Elle est vulgaire et arrogante. Je la fixe et m’avance vers elle : elle fait de même. Je me place en mode intimidation, dos courbé et pelage dressé pour avoir l’air plus grosse : elle m’imite.

Il va falloir passer à l’étape suivante. Je lance ma patte en avant de manière agressive. Elle aussi.

Je m’approche et je crache. Elle crache.

Nous nous donnons des coups de patte, mais la vitre nous empêche de nous blesser vraiment. Heureusement qu’elle est là, d’ailleurs, sinon je lui aurais arraché les moustaches, à celle-là.

Je me retourne et lève la queue pour lui montrer ce que je pense d’elle. Évidemment elle me copie.

Je renonce à l’humilier davantage et retourne dans le salon où les deux servantes continuent de palabrer. Pythagore est toujours absent et je commence à me sentir humiliée par cette situation. Pourquoi me traite-t-il ainsi ? À cause de sa femelle là-haut ? Parce qu’il a un capuchon de plastique mauve sur le crâne qui lui permet de savoir des choses sur les humains ?

De dépit, je m’installe sur les cuisses de ma servante et la laisse caresser mon joli crâne exempt de Troisième Œil, puis me retourne pour exhiber mon ventre qu’elle caresse aussi. Ainsi je montre bien à tous que j’ai dressé mon humaine pour me satisfaire.

À notre retour à la maison, je demande à Félix de me faire l’amour à nouveau. J’en profite pour hurler de toutes mes cordes vocales afin que Pythagore entende comme je jouis bien et comprenne ce qu’il rate en me prenant de haut (je suis sûre que sa femelle ne fait pas aussi bien l’amour que moi). Je hurle peut-être un peu trop fort, car le lendemain Félix est emporté dans la sacoche grillagée et, lorsqu’il revient quelques heures plus tard, il a un bandage autour du bassin. Dans un bocal flotte ce que je prends au début pour deux noyaux de cerise…

Bon, je dois reconnaître que c’est un peu injuste pour Félix, mais je préfère que ce soit lui qui soit puni.

Et puis je n’ai aucun sentiment pour Félix. Seul Pythagore me fascine. Il m’obnubile, même. Comment fait-il pour avoir une connaissance aussi précise des mœurs humaines ?

Un frisson désagréable me parcourt. Se pourrait-il que je sois pour lui ce que Félix est pour moi ? Une ignare ? Un stade de conscience au-dessous ?

Cette idée me rend encore plus jalouse de l’autre femelle là-haut.

Celle-là, la prochaine fois que je la vois, je ne la raterai pas. 


Compréhension – Chapitre 6 « Chez lui »

1 Pourquoi Bastet pense-t-elle que l’Univers lui envoie des signes ?

2  Que veut faire Bastet quand elle voit le moineau ?

3. Pourquoi Bastet se met-elle en danger sur la rambarde 

4 Que pense Bastet à la fin de la scène avec le moineau ?
5 Qui est la « femelle humaine à poils blancs » ?

6 Pourquoi Bastet est-elle contente au moment où Sophie appelle Pythagore ?

7 Quelle est la réaction de Pythagore face à Bastet ?

8 Comment Bastet réagit-elle en découvrant la chatte derrière la vitre ?

  



четверг, 2 октября 2025 г.

devoir

   


 5

De la difficulté de partager son territoire

Le jour se lève et je commence donc à m’assoupir lorsqu’un hurlement vrille les longs poils de mes oreilles.

Nathalie vient de découvrir mon cadeau.

Cependant, ce cri ne ressemble pas à un cri d’allégresse. J’entends mon nom répété plusieurs fois sur un ton de reproche. Elle ne semble pas apprécier mon cadeau. Je la rejoins avec nonchalance et constate, alors que la souris a encore de délicieux spasmes d’agonie qui inviteraient n’importe qui à vouloir jouer un peu avec elle, qu’elle a pris une pelle et un balai pour la mettre dans un sac-poubelle, m’interdisant ainsi de la manger pour l’achever. Devant autant d’ingratitude, je manifeste mon mécontentement par des grognements.

Ma servante ne se laisse pas décontenancer et verse nerveusement des croquettes dans ma gamelle. J’ose espérer que c’est ma récompense pour la souris.

Je pense que son comportement équivoque est peut-être lié à la mauvaise influence de cette télévision qui la fait pleurer en lui montrant le terrorisme et la guerre. Quant à moi, je suis ravie de connaître désormais le sens précis de ces informations grâce à mon voisin Pythagore.

Lorsqu’elle s’est habillée, Nathalie quitte la maison. Je reste à nouveau seule chez moi et j’en profite pour, repue, m’endormir enfin. Le sommeil est quand même ma première passion.

Je rêve que je mange.


Je me réveille comme à mon habitude dans l’après-midi, alors qu’un rayon de soleil me lèche la paupière droite. Je m’étire jusqu’à l’extrême, mes vertèbres craquent, je bâille.

Il faut que je travaille mes extensions pour être sûre de ne plus jamais, au grand jamais, reproduire le saut catastrophique d’hier. Sortie et rétractation des griffes pour améliorer la rapidité du dégainé.

Je me lèche. J’adore me lécher (ma mère m’a toujours dit que « l’avenir appartient à ceux qui se lèchent tôt »). J’en profite pour réfléchir à ce que je vais faire aujourd’hui. Nous, les chats, nous improvisons en permanence. Évidemment, j’aimerais bien continuer la conversation avec mon voisin siamois, mais lui ne semble guère intéressé par ma personne et je suis trop fière pour quémander quoi que ce soit (à un mâle qui plus est…). Je décide donc de continuer seule mes recherches sur la communication inter-espèces en m’attaquant à un spécimen plus primitif : le poisson rouge dans le bocal de la cuisine.

Je le rejoins, le scrute à travers le verre qui nous sépare. Probablement intimidé, il recule pour se placer le plus loin possible de moi.

Bonjour, poisson.

Je pose mes coussinets sur le verre et ferme les yeux pour envoyer mon message télépathique. Je me mets à ronronner.

Nathalie l’appelle « Poséidon ». Je me dis qu’il a donc entendu ce nom plusieurs fois et qu’il comprendra mieux que je m’adresse à lui si je le nomme correctement dans mon esprit.

Bonjour, Poséidon.

La petite carpe orange aux larges voilures souples s’enfonce précipitamment dans son décor de fausses pierres où il me devient presque impossible de la discerner. Qui osera évoquer les ravages de la timidité ?

À nouveau j’envoie un message porté par mon ronronnement. Que lui dire ? « N’ayez pas peur » ? Cela sous-entendrait qu’il y a effectivement un danger. Il faut trouver autre chose. Ça y est, je sais ce qu’il faut émettre :

Je suis prête à dialoguer d’égal à égal avec vous, même si vous n’êtes qu’un poisson.

Voilà le message adéquat, mais il n’entraîne pas la bonne réaction.

Cette fois-ci Poséidon s’est enfoncé tellement profondément dans le décor qu’on ne voit plus rien de sa personne. Comme c’est frustrant de constater que mes efforts sont aussi mal récompensés.

Ne voulant pas renoncer, mais consciente de la difficulté de mon projet, je pose mes pattes sur le bord de l’aquarium et pèse de tout mon poids jusqu’à le faire légèrement pencher, ce qui permet d’évacuer un peu de cette eau qui nous sépare. Dans mon esprit le dialogue fonctionnera forcément mieux si le contact est direct.

Seulement, j’avais mal évalué le poids du bocal qui, tout à coup, se met à basculer. J’ai à peine le temps de bondir sur le côté pour éviter d’être mouillée. Emporté par le liquide, Poséidon finit par sortir de sa cachette et du bocal.

Le voilà enfin posé sur la nappe. Il remue dans tous les sens, on dirait qu’il danse. Là, je me dis que j’ai probablement fait un grand pas et que je viens de découvrir le mode d’expression des poissons. Il accomplit en effet, non sans grâce, une succession de petits sauts tout en ouvrant et fermant la bouche mais sans émettre aucun son. Ses ouïes battent vite, dévoilant des zones rouges luisantes.

Enfin nous allons pouvoir parler, Poséidon. Je sens ses ondes mais je n’arrive pas à les interpréter.

En frétillant, il parvient jusqu’au bord de la table. Comme je ne comprends rien à ce qu’il veut me signifier, je pose directement ma patte sur lui, ce qui l’empêche de tressauter et augmente la cadence de ses mouvements de bouche.

Je me mets en mode réception maximale.

Vous avez faim, c’est ça ?

Satisfaite de ma découverte, je renverse le pot rempli de vers séchés que Nathalie lui sert comme nourriture.

Il ne les mange même pas.

J’attends, je teste, je le touche avec mes coussinets, puis avec la pointe d’une griffe déployée, je ronronne.

Calmez-vous.

Au bout d’un moment, il cesse de se démener. J’espère qu’il a écouté mon injonction, mais non, ses ouïes s’ouvrent et se ferment de plus en plus vite. Il n’a pas l’air en forme du tout. Une fois de plus la communication est un échec. Je garde cependant l’espoir de trouver une autre espèce vivante apte à entretenir un dialogue satisfaisant avec moi. Pour l’instant, il faut reconnaître que la plus réceptive reste ma servante humaine, qui réagit positivement à mes ronronnements en basse fréquence.

Justement, la porte d’entrée s’ouvre, la voici qui revient. Cette fois, elle tient une sorte de sacoche grillagée d’où sortent des sons aigus. Je me demande bien quel cadeau elle va m’offrir.

Elle l’ouvre rapidement pour en sortir… un chat !

Je lui ai insufflé tellement de bien-être hier soir en ronronnant pour la relaxer et l’aider à s’endormir qu’elle croit que ce sont les chats en général qui l’aident à se détendre.

Sur le tapis je découvre un angora pure race — moche. Nathalie me fait un sourire et semble ravie d’exhiber cette boule de poils en répétant un mot qui doit être son nom : « Félix. »

Encore un cadeau raté.

L’individu semble un peu stupide. Quand il me voit, au lieu d’avancer tête baissée pour montrer qu’il est conscient d’être sur mon territoire, il me fixe de ses yeux jaunes.

Ah, ce que je déteste les pures races ! En plus, la couleur de sa fourrure est sans intérêt. Il est tout blanc. Moi par exemple, je suis blanche avec plusieurs très jolies taches noires dispersées un peu partout sur mon corps.

Lui, il est terne. Son poil est long, épais, gras. Comment Nathalie peut-elle avoir assez mauvais goût pour me choisir un mâle angora blanc aux yeux jaunes ?

Je manifeste aussitôt mon désintérêt en soulevant la queue et en lui montrant mon fondement. Mais cet imbécile se méprend. Au lieu de comprendre mon message de rejet, il croit que je souhaite une saillie.

Voilà bien la stupidité des mâles pure race !

Je suis obligée de lui donner un coup de patte, griffes déployées au tiers, pour lui faire comprendre que c’est moi qui décide de tout ce qui se passe ici.

Pendant ce temps-là, Nathalie parle avec une intonation chaleureuse qui me laisse à penser qu’elle me croit ravie de devoir tout partager avec cet étranger surgi de nulle part. En guise de réponse, je gratifie le chat d’un second coup de griffes et lui signale clairement :

« Toi, tu ne me plais pas. Fiche le camp. »

Aussitôt, il se met en position de soumission. De toute façon, il est hors de question qu’on m’impose mon compagnon.

Pendant ce temps, mon humaine a découvert le sort de Poséidon et, avant qu’elle n’ose émettre le moindre reproche (je déteste qu’on tente de me culpabiliser), je décide de quitter la pièce pour circuler à l’étage. Ce qui est arrivé est autant la faute de ce poisson obtus que la mienne. Il aurait dialogué, on n’en serait pas là.

Félix, croyant que je veux lui faire visiter la maison, me suit en trottant joyeusement, queue dressée.

Lorsqu’il tente une nouvelle approche affectueuse, je fais le dos rond et lui crache au visage. Je pense qu’il a saisi à quel genre de femelle il a affaire. Il trouve une posture de soumission encore plus prononcée que la précédente, évitant mon regard, oreilles aplaties en arrière, pelage lisse, queue cette fois rabattue proche du corps, accroupi, tête baissée et miaulant imperceptiblement.

Ah ! les mâles, ils fanfaronnent toujours, mais au final ce sont tous des individus faibles, faciles à impressionner dès qu’on est une femelle qui sait ce qu’elle veut et, surtout, ce qu’elle ne veut pas.

Je profite de sa position pour lui uriner sur la tête, afin qu’il saisisse bien qui établit les règles ici (et puis comme ça, ses poils seront assortis à ses yeux).

Il me parle et je l’écoute à peine, mais je consens à engager un début de dialogue avec cet étranger stupide pour lui faire savoir qu’il n’a pas le droit d’approcher de ma gamelle et qu’il doit manger après moi.

De même, il n’a pas le droit de pisser ou de déféquer dans ma litière. Si Nathalie ne pense pas à lui en offrir une, il devra se retenir ou sortir pour faire ses besoins.

Je lui indique que la fenêtre de la chambre du premier étage permet de scruter la rue. Je m’aperçois alors que l’école est toujours fermée. Il n’y a plus de ruban jaune qui ferme la rue, plus d’hommes en combinaison blanche qui ramassent des bouts de métal, mais une accumulation de bouquets de fleurs, de bougies et de photos de jeunes humains devant la porte. Ils ont dû poser ces décorations durant mon sommeil.

Félix jette un regard rapide sur la scène et me demande de quoi il s’agit, mais je ne me donne pas la peine de lui expliquer un phénomène aussi complexe que le terrorisme. Je n’ai pas le talent de Pythagore.

Je change de sujet et lui signale qu’il y a au deuxième étage un balcon qui permet d’accéder aux toits des maisons voisines, mais qu’il faut faire attention car la gouttière est mal fixée.

Nous arrivons ensuite devant la chambre de Nathalie, et je lui fais comprendre, grâce à un nouveau coup de griffes appuyé qui lui laboure la peau du menton, qu’il ne doit jamais non plus entrer dans cette pièce, ni espérer dormir avec ma servante. Pour que tout soit vraiment clair, je dépose dans toutes les zones où je lui interdis de pénétrer quelques gouttes d’urine odorante. À lui de conclure, si tant est qu’un angora pure race puisse avoir le moindre sens de la déduction, qu’il ne peut circuler que dans les zones que je n’ai pas marquées.

Nous redescendons et je montre à Félix où se trouve ma place sur le fauteuil avec le coussin de velours rouge qui porte mon odeur. Je lui montre mon panier, qui a aussi mon odeur, posé sur un support au-dessus du radiateur. Il ne doit évidemment jamais approcher aucun de ces endroits.

Finalement, il va se pelotonner dans un coin du couloir, dont il ne bouge plus.


Le soir, je détecte une activité près de la porte d’entrée de la maison. Je cours aussitôt surveiller ce qui se passe. Je m’aperçois alors qu’un mâle est venu rendre visite à ma servante. Elle répète ce qui est probablement son nom, « Thomas ».

Il est plus grand qu’elle, poils blonds, yeux verts, odeur de sueur musquée. Il a de grandes mains, de grands pieds, et un bouquet de fleurs. Déjà de loin il me déplaît.

Cependant, au lieu d’avoir le même frisson de répulsion que moi face à cet individu, Nathalie approche ses lèvres des siennes et leurs bouches finissent par se plaquer l’une contre l’autre. Je ne comprendrai jamais les coutumes des humains. Ensuite, il lui masse les seins et les fesses.

Au lieu de le repousser, elle glousse de satisfaction, comme si elle l’encourageait à continuer.

Enfin, ils se calment, et vont s’installer dans le salon. Plus tard, ils mangent sur un plateau en regardant le monolithe mural de la télévision. Ils ont les yeux fixes, la respiration rapide. Nathalie et Thomas semblent émus par des images qui montrent des humains décapités et d’autres humains autour qui crient et répètent ensemble les mêmes phrases en montrant le poing. Maintenant que j’arrive de mieux en mieux à décrypter ces images, je constate que la foule hurle toujours avec les mêmes intonations, qu’il s’agisse de la guerre ou du football, probablement pour encourager leurs meilleurs participants.

Nathalie tremble, puis finit par pleurer. Avant que j’aie eu le temps de venir la lécher, son mâle colle à nouveau sa bouche contre la sienne, avant de lui prendre la main et de l’emmener vers la chambre. Dont il ferme la porte derrière eux.

Aux bruits et aux odeurs produits, je comprends qu’ils se livrent à un acte reproductif. Cela doit être un réflexe d’espèce : quand des humains meurent en quantité, ils essayent de compenser la perte d’individus en en fabriquant des nouveaux.

Je regrette un instant ma dureté avec Félix et le convoque dans la cave. Dans la pénombre de ce lieu, qui sent la crotte de souris et la poussière, je lui révèle que j’ai un grand projet de vie qui consiste à établir une communication inter-espèces, et que, dans le cadre de ce projet, je souhaite parvenir un jour à donner des ordres directs aux humains, en miaulant des phrases, afin qu’il n’y ait plus jamais de confusion.

Son regard jaune est vide. Il ne voit pas l’intérêt de comprendre les humains, ni de leur parler, me dit-il. Quel être limité !

Le pire, c’est qu’il a l’air d’être heureux comme ça : sans ambition, sans curiosité, dans son petit univers minable de chat angora blanc, sans la moindre perspective sur le monde qui l’entoure.

Pythagore avait raison, beaucoup d’entre nous se contentent du petit monde étriqué de la maison qu’ils habitent. Leur ignorance les rassure, la curiosité des autres les inquiète. Ils veulent des journées qui se ressemblent, que demain soit un autre hier, et que tout ce qui s’est passé se reproduise.

Je renonce donc à éduquer Félix et à lui faire partager mes projets.

Comme je me sens un peu nerveuse, je lui propose qu’il se rende utile et s’adonne à l’acte d’amour avec mon corps. Il ne se fait pas prier. Je le sens entrer en moi. Je sens les spicules pointus de son pénis se rigidifier à l’intérieur de mon vagin, ce qui est assez douloureux, mais je serre les mâchoires. Félix s’agite, tremble : il s’avère un partenaire sexuel médiocre. Aucune fougue, aucune imagination, il ne me mord même pas dans le cou alors que j’adore sentir deux bonnes canines me labourer la nuque.

Durant la montée du plaisir je pense à Pythagore pour m’inspirer.

C’est peut-être cela la principale différence entre la sexualité des humains et celle des chats. Nous, nous avons besoin de sentiments pour faire l’amour, alors que pour eux ça n’est qu’un acte reproductif servant à se soulager quand ils sont trop nerveux ou inquiets pour la survie de l’espèce.

Félix s’excite rapidement, avec une énergie mal contenue. Il ne sait pas encore canaliser ses sentiments à mon égard. Le frottement m’irrite. Je libère un miaulement que l’angora doit prendre pour un cri d’orgasme. Il se dégage. Ce fut bref. Tout au plus quelques dizaines de secondes. Normalement, après l’amour j’aime bien parler, mais cette fois-ci je préfère être seule, alors je lui fais signe de déguerpir. Heureusement, il n’insiste pas.

Je repense au siamois, il me plaît vraiment et la question me hante toute la soirée : comment peut-il savoir autant de choses que j’ignore ? Je monte m’installer sur la rambarde du deuxième étage pour observer le balcon d’à côté. Comme il n’apparaît pas, je miaule pour l’appeler. J’ai l’impression de distinguer une silhouette derrière les rideaux de la chambre. Serait-ce « lui » ?

Cependant, même si la fenêtre est entrouverte, il ne se montre toujours pas. Je suis sûre qu’il m’a entendue, et s’il reste calfeutré derrière les rideaux c’est qu’il ne souhaite pas reprendre la conversation avec moi.

Il regrette peut-être de m’avoir livré autant de connaissances sur les humains.

À moins que je ne l’intimide.

J’aimerais tellement qu’il continue à m’expliquer ce qu’est le terrorisme, et aussi cette guerre qui va progressivement arriver ici mais qu’on ne surveille pour l’instant qu’à la télévision.

Je cesse de miauler et fais revenir Félix pour qu’il m’honore encore, pour me détendre. Quant à toi, Pythagore, un jour, je le sais, je te posséderai, parce que rien n’arrête une chatte déterminée.

Je n’aime pas qu’on me snobe.

 

  



02.10.2025

 https://information.tv5monde.com/culture/video/gaza-le-break-dance-comme-echappatoire-la-guerre-lhumeur-de-linda-2790842